‒ Paquerette ! Paquerette, viens voir ! C’est parfait pour toi !
Paquerette était étendue lascivement sur le sofa de sa chambre. Elle soupira et retira un de ses écouteurs sans fil. Sa cousine, Hydnora était affalée sur le lit. Paquerette s’approcha.
‒ Qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle en articulant à peine.
Hydnora tendit mollement son bras. Dans sa main, il y avait un téléphone et sur ce téléphone, une annonce. Paquerette attrapa l’objet et y jeta un œil.
‒ C’est parfait pour toi ! Sans rire, j’ai lu et j’ai tout de suite pensé à toi, dit Hydnora.
Paquerette s’installa confortablement, secoua ses cheveux d’un geste désinvolte et examina cette information. Elle lut : « Recherche homme ou femme de vingt à quarante ans pour la saison pilote d’une téléréalité promise à une grande audience. Critères : posséder une fortune personnelle et/ou familiale importante, ne jamais avoir été employé (e),… »
‒ Oh t’as trop raison ! C’est trop pour moi ! s’exclama la jeune fille en interrompant sa lecture. Sans attendre, elle fonça vers sa garde-robe. Un shooting photo lui parut nécessaire pour une inscription en règle. Elle chercha une tenue de sport, une robe de soirée, des vêtements décontractés, un pyjama, etc.
Paquerette était une jeune fille d’un peu plus de vingt ans. Grande, mince et blonde, elle était issue d’une longue lignée d’hommes d’affaire. Tous ces ancêtres masculins avaient su faire prospérer le pactole familial en plaçant leurs intérêts en fonction de la direction du vent. Les femmes, elles, excellaient dans l’art de paraitre. Elles maintenaient un réseau calqué sur les besoins des entreprises de leurs époux. C’était grâce à ce petit « coup de pouce de la vie » que Paquerette et Hydnora étaient devenues millionnaires avant leur premier quart de siècle.
Paquerette était multipropriétaire. Elle accumulait les loyers avec la tranquillité d’un dragon assoupi sur son or. Elle vivait dans une des nombreuses dépendances du domaine de ses parents et avait trois domestiques. Ses occupations se résumaient à des siestes, des voyages et des fêtes. Elle s’était habituée, dès son plus jeune âge, à tout obtenir en formulant simplement son désir à voix haute. Si, pour le plus grand malheur de son entourage, ses volontés ne pouvaient aboutir dans le délai qu’elle avait imposé, Paquerette entrait dans une rage folle. Elle hurlait et démolissait ce qui lui tombait sous la main, jusqu’à ce que ses vœux se réalisent ou qu’elle change d’idée. Elle n’écoutait rien n’y personne, encore moins lorsque les dires n’allaient pas dans le même sens que ses envies. Elle était prétentieuse, égocentrique et méprisante. En bref, elle n’était pas très sympathique.
Hydnora et elle vivaient comme un vieux couple mal assorti. Hydnora était tout aussi grande et tout aussi mince, mais ses cheveux était noir comme le jais. Elle avait toujours l’air de s’en foutre. Tout semblait lui passer par au-dessus de la tête, surtout les crises de sa cousine. Seuls ses lectures trahissaient le cerveau en ébullition qui surchauffait derrière son regard blasé. Elle se pensait être au sommet du genre humain. Elle ne se connaissait aucun défaut ni aucune faille. Elle était dédaigneuse, hautaine et manipulatrice. Tout à fait le genre de personne qu’on ne souhaite pas avoir dans son entourage. Elles avaient plus ou moins le même âge et leurs parents les avaient toujours casées ensemble. Que ce soit à l’école, dans les clubs de sport ou ailleurs, elles ne s’étaient jamais liées d’amitié avec d’autres. D’après elles, leur richesse et leur beauté intimidaient beaucoup trop leurs camarades.
Quelques semaines plus tôt, Paquerette avait eu une révélation. Il lui fallait s’affranchir du prestige lié à son nom de famille. Elle voulait exister par elle-même. Elle rêvait d’autonomie, d’indépendance, de la place du premier rôle dans le film de sa vie. Après avoir longuement réfléchit, la solution lui avait sauté aux yeux. Elle devait devenir une star. Seule la célébrité pouvait faire de l’ombre à ses ancêtres. Si Paris Hilton avait réussi, pourquoi pas elle ? Par contre, elle chantait faux et n’avait jamais touché le moindre instrument. Des années plus tôt, un professeur de théâtre l’avait renvoyé en promettant d’investir dans un parasol pour occuper la place qu’elle laissait vacante. Elle n’aimait ni écrire, ni dessiner, elle n’avait pas d’imagination. Elle avait songé à construire sa carrière sur internet, mais elle s’était rapidement résignée face à la charge de travail que cela impliquait. Alors, lorsque que sa cousine, amie et confidente lui montra l’annonce, elle vu cela comme une évidence. Être riche et belle, ça, elle savait faire.
Toujours le nez dans son dressing, elle faisait voler les fringues sans vraiment les regarder. Sa garde-robe avait la taille d’une petite boutique. Ses vêtements étaient rangés par couleur. Elle avait déjà écumé le beige, le jaune, l’orange, le rouge et elle arrivait au bleu.
‒ Paquerette ! Il faut envoyer ta candidature avant ce soir ! cria Hydnora.
La jeune fille se mit à attraper les vêtements par poignées. Elle revint dans sa chambre en écoutant distraitement Hydnora lire la suite de l’annonce. Ce bla-bla l’ennuya rapidement. Elle mit de la musique pour couper la parole de sa cousine et commença à se changer. Ensuite, Paquerette défila pendant Hydnora critiquait et photographiait ses tenues. Après trois bonnes heures, elles avaient ce qu’il leur fallait. Paquerette envoya son dossier d’images accompagné d’une courte présentation. Elle reçut un accusé de réception presque immédiatement. Ce ne fut qu’à cet instant qu’elle pensa à demander :
‒ Au fait, c’est quoi l’émission ?
‒ Je ne sais pas trop, soupira Hydnora. Un genre d’expérience sociale sur une chaine cryptée…
‒ Quoi ?! s’insurgea Paquerette. Tu te fous de moi ?! Sans déconner, j’ai une tête à faire du social dans le crypté ?!
Hydnora, habituée depuis longtemps aux caprices de sa cousine, ne répondit même pas. Son esprit était déjà passé à autre chose. A cette heure-ci, le soleil donnait sur son côté favori de la piscine… Elle planta là Paquerette et partit à la recherche du selfie parfait. Paquerette quitta la pièce, furieuse. En sortant, elle tomba nez à nez avec sa femme de ménage. Elle lui ordonna mal poliment de faire quelque chose à propos du désordre qui régnait dans sa chambre et partit en tapant des pieds.
Quelques semaines plus tard, au cours d’un long weekend à Barcelone, le téléphone de Paquerette sonna. Le numéro était masqué. Elle ne répondit pas. Elle s’inquiéta plutôt de montrer son meilleur profil au grand garçon brun qui lui faisait de l’œil de l’autre bout de la piscine. Une notification la prévint d’un message vocal. Elle reçut ensuite un mail puis son téléphone sonna à nouveau.
‒ Oh mon dieu, le monde entier a décidé de m’emmerder ! Allo !
‒ Mademoiselle Paquerette ? Je suis Rodentin Frictus, recruteur.
‒ J’écoute… dit-elle avec impatience.
‒ Je vous appelle au sujet de l’émission Coup de Karma, votre profil nous intéresse et…
‒ Coup de quoi ? Comment avez-vous eu mon numéro ?
‒ Eh bien, c’est vous-même qui nous l’avez envoyé, dans votre dossier…
‒ Dans mon… ? Oooh…
Paquerette se remémora cette histoire d’émission de téléréalité. Elle comprit enfin que ses chances d’émancipation se trouvaient au bout du fil. Elle devint subitement beaucoup plus aimable.
‒ Ouiii, j’attendais votre appel. Alors, quand commence le tournage ? dit-elle avec une voix douce et suave.
‒ Le tournage commencera dans un mois, mais nous aimerions vous rencontrer avant. La semaine prochaine, c’est possible ?
Rodentin Frictus lui étala alors les modalités logistiques. Paquerette ne l’écoutait que d’une oreille. Elle avait la date et l’heure, ça lui suffisait. En plus, le grand brun avait été rejoint par un grand roux encore plus beau. Elle changea de cible tout en faignant avoir une tonne de responsabilités.
‒ Voilà. Avez-vous des questions ? demanda Rodentin Frictus.
‒ D’accord, rendez-vous la semaine prochaine à seize heures. Text me the adress, please, répondit-elle juste avant de raccrocher au nez de son interlocuteur.
Les beaux gosses s’éloignaient de la zone de baignade. Elle attrapa sa cousine sous le bras et partit vers de nouvelles aventures.
Enfin vint le jour de la rencontre. Les deux cousines sortirent de leur voiture en recommandant au chauffeur de les attendre devant l’entrée. Le bâtiment n’avait rien d’engageant. C’était un immeuble vieillot d’une dizaine d’étages. A l’entrée, il y avait un panneau laissant deviner qu’un grand nombre d’entreprises se partageaient les locaux. Du linoleum grisâtre se rependait sur tout le sol, les murs n’étaient plus blancs depuis longtemps et il manquait une bonne partie des lamelles des stores. L’endroit manquait tellement de fraicheur que même les plantes en plastique avaient l’air fanées. Paquerette et Hydnora se regardèrent avec un air de dégout. Paquerette voulut s’enfuir, Hydnora pouffait de rire. Après le choc des premiers instants, Hydnora se mit à pousser Paquerette dans un dédale de couloirs glauques. Sur le chemin, la blondinette se ragaillardit. De nombreuses « success stories » avaient commencé dans des lieux miteux. Ce serait sans doute le cas pour la sienne. La foule ne pourrait être qu’impressionnée face au courage qu’elle avait dû déployer pour arriver au sommet. Une fois devant la bonne porte, Paquerette ordonna à Hydnora de l’attendre. Pleine d’aplomb, la future star donna du volume à sa tignasse. Elle vérifia ensuite son reflet sur l’écran éteint de son téléphone puis elle toqua.
‒ Entrez ! cria-t-on de l’intérieur.
Paquerette fut quelque peu froissée de devoir ouvrir elle-même cette vieille porte à la peinture écaillée. Cela ne l’empêcha pas d’apparaitre sous son meilleur jour. Elle se retrouva dans un local sans fenêtre, face à un petit jury de quatre personnes. Deux femmes et deux hommes. Tous la dévisagèrent. Le plus petit des deux hommes se leva. Il était mal rasé, bedonnant et ses chaussures avaient l’air d’avoir le même âge que lui.
‒ Bonjour mademoiselle, je suis Rodentin Frictus. C’est moi que vous avez eu au téléphone.
‒ Oui, d’accord dit Paquerette en gardant ses distances.
‒ Voici mes collègues : Sarovienne Duflex, la réalisatrice. Elle vous accompagnera sur le terrain. Pommette Gridal et monsieur Naston, le producteur.
Monsieur Naston avait l’air un peu plus chic que les autres. Il portait un costard de valeur, une chemise immaculée et une cravate en soie. Sa présence rassura Paquerette. Elle s’approcha finalement en souriant et salua son audience. Face à la table des jurés se trouvait un tabouret haut. Pommette lui fit signe de s’assoir. Paquerette s’installa en croisant ses longues jambes. Elle se tint bien droite et mit son profil gauche en évidence. Les quatre commencèrent à lui poser des questions. Ils abordèrent tous les sujets. Sa vie, ses goûts, son histoire familiale, sa vision, rien ne fut laissé au hasard.
‒ Donc, vos rentes proviennent de l’immobilier. Vous possédez beaucoup de bâtiments ?
‒ Non, pas tellement… J’ai cinq immeubles et huit maisons.
‒ Tous loués ?
‒ Hm… Non, je crois qu’il y a deux ou trois appartements vides… Et une des maisons est un vrai taudis. Papa m’a dit d’attendre que le quartier prenne de la valeur avant de la revendre. Une histoire de ligne de métro…
Pommette Gridal baissa les yeux. Devant elle, sur la table, se trouvait une pile de documents. C’était une enquête, discrètement menée au préalable par les journalistes de l’équipe. A côté de la ligne où il était écrit « marchand de sommeil ? », elle nota « pas de son plein gré. Manipulée. » Elle redressa ensuite la tête et poursuivit l’interrogatoire.
‒ Connaissez-vous tous vos locataires ?
‒ Oh non, je ne les ai jamais vu.
‒ Jamais ? Comment les choisissez-vous ?
‒ Ben à l’agence, avec les fiches… répondit Paquerette, comme si c’était une évidence.
‒ Avec les fiches ? Expliquez-nous.
Paquerette soupira et leva les yeux au ciel. Ces questions commençaient à l’ennuyer.
‒ C’est facile… Un bon locataire, ça gagne trois milles euros par mois seul ou bien deux milles cinq cent chacun, s’ils sont deux. Je choisi les fiches, Papa fait les papiers et puis c’est tout… Bon, on est là pour parler d’eux ou de moi ?
Le jury resta bouche-bée. Cette candidate potentielle méritait amplement sa place dans leur émission. D’un accord tacite, ils arrêtèrent l’entretient. La jeune fille fut remerciée et Rodentin Frictus la raccompagna à la sortie. Paquerette lui serra mollement la main puis fila sans demander son reste. Une fois la porte fermée, à l’intérieur du local, les quatre collègues abandonnèrent leur contenance. Ils ricanèrent d’un rire mauvais, singèrent Paquerette et se moquèrent de ses réponses. Ils ressemblaient à quatre lutins maléfiques échappés des entrailles de l’enfer. Après s’être tapé longuement les cuisses et tenu les côtes, ils reprirent leur souffle. Ils n’avaient plus qu’une hâte : commencer le tournage.
Quelques heures avant d’être sous les feux des projecteurs, Paquerette se rendit compte avec effroi qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce pourquoi elle avait signé. Il lui était impossible de préparer sa valise dans de telles conditions. Hydnora faisait semblant de chercher des indices dans la boite mail de sa cousine. En réalité, peu de chose aurait plus lui procurer plus de plaisir que de voir son binôme dans une telle détresse. Paquerette voulut appeler monsieur Frictus. Sa boite vocale l’annonçait en vacances. La jeune fille sentit déborder l’angoisse, et voulut tout annuler. Hélas, on lui avait appris depuis son plus jeune âge à toujours honorer un contrat. Elle se jeta alors sur son lit en hurlant et en maudissant sa cousine. Elle avait un certain talent pour la mettre dans le pétrin, c’était insupportable. Hydnora prit cette remarque pour un compliment, se leva et partit. Seule dans sa chambre, Paquerette hurla de rage. Elle pleura toutes les larmes de son corps en beuglant comme un veau et frappa ses énormes oreillers avec ses petits poings manucurés. En cherchant du regard quel objet allait être la prochaine victime de sa colère, elle croisa son reflet dans un miroir. Elle se vit débraillée, pleine de morve, les yeux rouges et les cheveux en bataille. Cette vision lui fit horreur. Instantanément, elle sécha ses larmes et repoudra son petit nez. Moins de trois minutes plus tard, elle apparut toute pimpante face à Hydnora.
‒ Ah, te voilà, dit Paquerette en refermant le magazine que sa cousine avait sur les genoux. J’ai bien réfléchi. Le but de l’émission n’est pas important, je suis prête à tout. M’inscrire est la meilleure idée que j’ai eue cette année.
Hydnora leva les yeux au ciel et écouta, sans broncher, le monologue de Paquerette. Les années passées aux côtés de cette cousine hystérique l’avaient rendue presque totalement stoïque. Cela dit, elle se réjouissait tout de même à l’idée de ne pas la voir pendant plusieurs semaines.
Le grand jour arriva. Paquerette empoigna ses deux mallettes et partit. Elle avançait avec la démarche d’une femme forte et indépendante. Le front haut et les narines au vent. Les roulettes de ses valises se faisaient entendre sur chacun des pavés de la gigantesque allée qui séparait le château familial du reste du monde. Un chauffeur l’attendait à côté d’une grosse voiture noire. Le domestique s’empressa de lui ouvrir la porte et de ranger ses bagages. Il s’installa ensuite derrière le volant. Paquerette cachait sa nervosité derrière de grandes lunettes noires avec une monture en or. Pour se rassurer, elle sortit son miroir de poche et profita des quelques minutes du trajet pour s’inspecter sous tous les angles. Elle mit du rouge à lèvres sur son gloss et du mascara sur ses faux cils. Comme si une épaisse couche de maquillage pouvait la protéger de ce qui l’attendait.
Le tournage avait lieu dans un appartement du centre-ville, dans un quartier populaire. En sortant de sa voiture, Paquerette regarda autour d’elle. La rue était sale, les façades aussi. C’était le jour du ramassage des ordures. Le camion la croisa. Les éboueurs la regardèrent d’un mauvais œil et la benne lui propulsa un relent de vielle poubelles en pleine tête. C’était loin du chic et du glamour pour lequel elle pensait avoir signé sur internet. Elle eut la désagréable impression de s’être faite arnaquer. Sarovienne Duflex l’attendait sur le trottoir. Paquerette se saisit de ses affaires et se dirigea vers la réalisatrice à grandes enjambées. Sarovienne l’accompagna à l’intérieur. En marchant, elle lui expliqua brièvement son propre rôle. Si Paquerette avait la moindre question, envie ou quoi que ce soit, elle devrait s’adresser à elle.
Le bâtiment était tout à fait classique. Elle était haute de deux étages et large d’environs six mètres. C’était une maison mitoyenne qui ne se démarquait en rien du reste de la rue. Le rez-de-chaussée avait de hauts plafonds et servait de local technique. Le premier étage était penché, le parquet grinçait et les châssis auraient dû être remplacés il y a longtemps. La salle de montage se trouvait là, le quartier général des travailleurs. En cas d’urgence, Paquerette ne devait pas hésiter à frapper à leur porte. L’appartement où tout allait se passer se situait au deuxième étage. Comme au premier, le sol n’était pas droit et il était impossible de s’y déplacer silencieusement. Les vitres étaient crasseuses et les murs tombaient en lambeaux. Mis à part ces petits détails, c’était un lieu de vie modeste, mais accueillant. La cuisine, la salle à manger et le salon formaient une seule pièce. La salle de bain et les toilettes en partageait une autre et la chambre avait un minuscule balcon. Il y avait aussi un grenier. Les combles avaient été aménagés en une sorte de confessionnal dans lequel Paquerette pourrait passer vingt minutes par jour. A la fin du tour, Paquerette demanda d’une voix forte et sans rougir :
‒ Rappelez-moi le but de l’émission, s’il vous plait.
Sarovienne la fixa avec des yeux de merlan frit. En se retrouvant ici dans l’ignorance totale, sa candidate se montrait bien au-delà de toutes ses espérances.
‒ Vous n’avez pas téléchargé le dossier ?
Paquerette fit de son mieux pour préserver son honneur, mais ce n’est pas évident d’avoir l’air maline en avouant ne pas avoir la moindre idée de ce pour quoi on s’est engagé.
‒ Si ! Enfin, non. Oh, je n’ai pas à me justifier ! Dites-moi ce que je fais là, sinon…
‒ Oui, oui, bien sûr, dit Sarovienne en se mordant les lèvres pour ne pas rire.
Elle avala sa salive afin de retrouver son sérieux, puis elle commença.
Coup de Karma était une téléréalité totalement expérimentale. L’idée était simple. Il s’agissait d’un échange de vie entre deux mondes qui ne se croisaient jamais. Deux rentiers, un homme et une femme, devaient se retrouver dans la peau d’ouvriers peinant chaque mois à joindre les deux bouts. Paquerette échangeait sa vie avec Folalie. Folalie était caissière dans une grande surface. Elle y travaillait trois jours par semaine et complétait son salaire en faisant le ménage chez des personnes âgés. Elle gardait aussi les trois enfants de sa voisine lorsque celle-ci travaillait de nuit et elle étudiait par correspondance pour devenir infirmière. Paquerette, qui n’avait jamais soupçonné l’existence d’une telle vie, devrait prendre sa place pendant plusieurs semaines. Ses premières pensées allèrent vers Hydnora. Elle ne manquerait pas de lui tordre le cou. En pleine implosion, elle pâlit. Sarovienne poursuivit ses explications. Les employeurs de Folalie avaient été prévenus. Ses erreurs n’auraient aucune incidence. Elle serait considérée comme une stagiaire. Une stagiaire. A ces mots, Paquerette eu un haut le cœur. Elle se sentit dégringoler physiquement l’échelle sociale. Une stagiaire. Ses rêves de paillettes, de grands verres à cocktails et d’admirateurs musclés disparurent en un instant. Elle s’agrippa au poignet de Sarovienne pour ne pas s’évanouir. En la voyant, Sarovienne l’installa sur le divan et lui amena un grand verre d’eau. Elle lui parla d’une voix douce et rassurante. Elle et son équipe ne la quitterait pas d’une semelle. En cas de détresse, elle n’aurait qu’à appeler. Tout allait bien se passer. Paquerette ne répondait pas et ne bougeait plus. Après quelques minutes, Sarovienne la quitta pour retourner à ses affaires.
Paquerette se retrouva seule. Toujours figée sur le divan, elle examinait les lieux avec une mine rebutée. Tout lui semblait moche. Le mobilier était bancal et dépareillé. Les couleurs qui l’entouraient était soit vieillottes, soit trop vives et la poussière était partout. Ça lui faisait mal aux yeux. Néanmoins, elle parvint à contenir la rage qui lui brulait le ventre. Une fois sa crise intérieure passée, elle avala d’une traite son verre d’eau. Après tout, c’était son envie d’indépendance qui l’avait menée jusque-là. Elle allait montrer au monde que Paquerette Toubertillion était une femme forte. Suite à cette aventure, elle deviendrait sans aucun doute une égérie pour la jeunesse, une référence dans sa génération, voire une muse pour tous les artistes de la terre. Elle n’en avait pas le moindre doute.
Elle commença à explorer sa nouvelle résidence. Elle se balada lentement en touchant du bout des doigts ce qui l’intriguait. En inspectant la cuisine, elle fut déconcertée en constatant que des gens devaient faire à manger dans leur salon. L’équipement était des plus sommaire. Pour préparer les repas, il n’y avait que deux taques de cuisson et un four-à-micro-ondes. Le plan de travail était, en fait, le dessus d’un minuscule frigo. L’évier, lui, se situait à l’autre bout de la pièce, ce qui ne répondait à aucune logique.
‒ Non mais, c’est une blague ? Il est où le four ? Et le lave-vaisselle ? Et il y a pas de grille-pain ? Ils abusent, c’est pas possible de vivre comme ça !
Les autres pièces n’étaient pas beaucoup plus fournies. La table de nuit était une chaise, le lit n’avait pas de cadre. C’était un matelas étroit posé sur un sommier trop grand. Le tout gisait directement par terre. Un grand sac de sport remplaçait le panier à linges sales, le fond de la toilette était brun et la douche goutait continuellement. La moitié des fauteuils avaient été construit en palette et la bibliothèque se révéla être un enchevêtrement de boites en bois. Lorsqu’elle se dit que ça ne pouvait pas être pire, elle entendit ses voisins en plein ébat amoureux. Pour la seconde fois, Paquerette manqua de tourner de l’œil. Au même moment, une lettre apparut sous la porte d’entrée. Elle se précipita dessus. « Prenez des forces et reposez-vous. L’aventure vous attend dès demain ! » La jeune fille regarda sa montre. La matinée se terminait à peine. La journée serait longue. Elle se posta à la fenêtre et observa. Des adolescents en vêtements de sport et chaussures d’intérieur déambulaient en parlant fort. Quelques femmes trainaient des pieds en tirant des gamins qui auraient dû se trouver sur les bancs de l’école. Elles semblaient tristes et fatiguées. Un homme vêtu d’un costard bon marché et trop petit pour lui traversa la rue précipitamment. Il semblait avoir envie d’en découdre avec le premier venu. Elle vit aussi un vieillard boiteux passer en se grattant le ventre. Sa chemise était pleine de tâches et son pantalon était trop large. Elle n’en revenait pas. C’était donc ça, la vie des autres ? Le vrai monde ? Elle avait toujours su qu’elle faisait partie des privilégiés, mais elle n’avait jamais mesuré l’ampleur de ce privilège. Un clochard passa en trimbalant une quinte de toux qui manqua de lui faire cracher un poumon. Elle s’écarta de la vitre comme si la pauvreté était contagieuse. Elle avait toujours été entourée de gens beaux, bien vêtus et en bonne santé. Les gens défavorisées la mettaient très mal à l’aise. Elle n’avait jamais su comment réagir. Par réflex, elle tournait la tête en protégeant son sac à main.
Ce fut une des premières fois de sa vie qu’elle pensa aux autres. Elle n’avait jamais regardé un serveur dans les yeux. Elle ne connaissait même pas la couleur des cheveux de sa masseuse, bien qu’elle lui rendît visite au moins trois fois par mois. Tous ces bras et ces mains à son service habitaient-ils dans un endroit pareil ? Elle, elle n’avait que deux mois à tenir. La plupart des gens naissaient, s’usaient et mourraient dans un tel environnement. La perspective d’être piégée dans un univers aussi pitoyable lui donna presque envie de vomir… Soudain, alors qu’elle allait se trouver une autre occupation, elle entendit des rires. Des éclats de rire, des cris du cœur formant une véritable mélodie de la joie. Une sonorité enchanteuse qui tirait les zygomatiques de n’importe qui vers le haut. Paquerette se pencha pour apercevoir l’origine d’un son si plaisant. Elle vit alors cinq jeunes filles, plus ou moins du même âge qu’elle. Les demoiselles entrelaçaient leur bras et avançaient en ligne. Les couleurs de leurs vêtements étaient aussi splendides et variées que celle de leur peau. Elles rayonnaient de bonheur et en faisaient profiter tout le quartier. Face à une illustration aussi parfaite de l’amitié, Paquerette sentit cœur se serrer. Quelque chose de froid et de douloureux lui tordit la poitrine. Elle eut l’impression de s’être faite poignarder avec un coupe-ongles. Agacée, elle s’éloigna rapidement de la fenêtre. Après avoir raté une omelette et brûlé des pâtes au beurre, elle se dirigea vers le confessionnal. Là, elle minauda pendant une dizaine de minute face à la caméra. Ensuite, elle décida d’aller dormir. Le sommeil lui parût être une excellente échappatoire à cette situation cauchemardesque.
Le lendemain, elle se fit réveiller par la sonnerie de son téléphone. Le numéro qui s’affichait était inconnu au bataillon. Elle ne décrocha pas. La personne essaya de la contacter trois autres fois. Elle prit peur. A la quatrième, elle décrocha.
‒ Bon sang, mais qu’est-ce que tu fous ?! cria un homme en colère. C’est la troisième fois ce mois-ci qu’il faut te courir après ! Si t’es pas là dans dix minutes, tu peux dire adieu à ton contrat ! Des caissières, il y en a à tous les coins de rues !
Après lui avoir hurlé dessus pendant encore quelques minutes, afin que la jeune fille comprenne bien à quel point elle était banale et remplaçable, la grosse voix raccrocha. Tremblante, Paquerette n’avait pas dit un mot. Jamais elle n’avait connu un réveil si pénible. Evidemment, la chaine de la colère ne pouvait pas s’arrêter là.
‒ Sarovienne ! Sarovienne ! Hurla-t-elle en se levant. Sarovienne, pourquoi n’ai-je pas été réveillée ? Sarovienne !
Paquerette traversa tout l’appartement comme une furie. Elle sortit en tapant des pieds sur le palier et alla frapper du poing à l’étage d’en dessous. Elle n’entendit pas le moindre bruit de l’autre côté de la cloison. Sans hésitation elle martela la porte en vociférant. Enfin, le battant pivota. Par contre, ce ne fut pas Sarovienne qui lui ouvrit. C’était une dame d’une quarantaine d’année, en pyjama.
‒ Mais enfin, qu’est-ce qu’il te prend ? Dit la dame. Tu sais bien que je dors à cette heure-ci…
Stupéfaite, Paquerette la dévisagea. Plus aucun son ne sortit de sa bouche.
‒ Oula, ça n’a pas l’air d’aller toi…, poursuivit la dame. Ça ira pour garder les petits ce soir ? Sinon, je peux trouver une autre solution…
Paquerette lui coupa la parole en la poussant à l’intérieur. Elle enfonça la porte et se précipita dans le logement. Elle se retrouva, avec horreur, au milieu d’un salon. Des photos et des dessins recouvraient les murs. Des jouets trainaient par terre et ça sentait la tartine grillée.
‒ Où sont-ils ?! cria-t-elle finalement.
‒ Les petits ? Ben, à l’école…
‒ Non ! Les caméras ! Les ordinateurs ! Sarovienne, les câbles, la machine à café et tout ça ! Où sont-ils tous passés ? C’est quoi cette blague ? Tu es avec eux, c’est ça ?!
La dame la regarda, l’air inquiet. Elle s’approcha d’elle avec douceur puis dit :
‒ Olala, tu dérailles complètement, ma pauvre Folalie…
En entendant ce prénom, Paquerette se décomposa. Sa respiration se bloqua et ses yeux s’exorbitèrent. Elle s’échappa brusquement de l’étreinte qui arrivait, bouscula à nouveau la voisine et remonta les escaliers quatre à quatre. Folalie, elle n’était pas Folalie. Elle était Paquerette dans la vie de Folalie et pour deux mois seulement ! Elle avait des tonnes de preuves de son identité. Il lui suffirait de les brandir et tout rentrerait dans l’ordre. Hélas, elle eut beau fouiller tous les recoins de l’appartement, ses affaires s’étaient volatilisées. Ce devait être un mauvais coup de la production ou un horrible rêve ! Elle se précipita sur son téléphone pour appeler Hydnora à l’aide. A son grand désespoir, elle découvrit que la mémoire en avait été effacé et que, d’ailleurs, ce n’était pas son téléphone. C’était un appareil bon marché aux fonctions réduites. Elle eut le tournis. Elle se tint au mur pour continuer à se déplacer et trouver un indice, une explication, quelque chose !
Sur la table du salon, Paquerette aperçut une enveloppe rouge. Elle se précipita dessus et la déchira avec hâte. Ses mains tremblantes l’handicapèrent pour déplier la missive, mais enfin, le courrier fut face à elle. Elle lut alors : « Bienvenue dans votre nouvelle vie ».
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