Le plus désagréable, c’était le crissement des pneus sur le béton. Environ toutes les deux minutes, des quidams quittaient le parking en faisant grincer leur carrosse. C’était un bruit strident. Un son exactement entre le hurlement de griffes sur un tableau et le couinement de doigts moites sur un ballon de baudruche. Il y faisait sombre, peu importe la saison. Un dispositif grillagé repoussait la lumière naturelle et les néons ne faisaient aucun effort. L’odeur n’était pas charmante non plus. Un mélange de pots d’échappement et de transpiration qui prenait les narines. Bref. En un mot, c’était glauque. Glauque, mais très fréquenté. Au-dessus de ce parking se trouvaient quatre grands magasins. Il y avait tout, de la nourriture à la décoration, en passant par les chaussures. Alors, chaque après-midi, pendant que la foule se pressait pour remplir armoires et frigos, il était là. A la jonction entre le parking et le shopping. Entre l’ombre et la lumière.
C’était un jeune garçon. Il devait avoir vingt ans, tout au plus. S’il avait pu être ailleurs, il y serait sûrement, mais il avait besoin d’argent. Il avait faim, soif et était fatigué. Orphelin, il s’était fait lâcher dans la nature après avoir grandi dans un orphelinat moderne. Ses parents avaient été remplacés par des éducateurs et sa fratrie était constituée d’enfants placés. Il avait été heureux. Hélas, les budgets de l’état ne permettaient pas le garder à la charge du contribuable. Il avait alors travaillé à plein temps afin de financer ses études. Malheureusement, la fatigue l’avait rapidement fait échouer, au travail comme à l’école. Il se trouvait maintenant dans un dédale administratif à l’issue incertaine. Il percevait tout juste de quoi se payer une chambre miteuse et il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait faire de sa vie. Il ne parvenait pas à aligner ses idées car son ventre était aussi vide que son portefeuille. Alors, il mendiait.
Sa silhouette faisait partie du décor. Il n’osait pas trop tendre la main ni hausser la voix. Ses mots se perdaient entre le bruit des pas, les tremblements des caddies et le grésillement des hauts parleurs. Tout de noir vêtu, il n’accrochait pas le regard. Les passants le croisaient dans l’indifférence la plus totale. Ils le bousculaient même parfois, comme s’il n’était qu’un obstacle. De temps en temps, quelqu’un le remarquait. La personne fouillait alors ses poches, son sac ou les deux pour mettre la main sur un fond de monnaie. Elle tendait ensuite ce maigre butin, l’air désolé. Les remerciements du garçon étaient à peine audibles et les formules de politesses se faisaient écraser par ces satanés pneus. Après de longues heures, il avait de quoi s’acheter un repas peu enviable et un bout de pain. Le repas était pour le soir. Le pain était pour le lendemain. Lorsqu’il avait consommé les deux, il revenait. Il se plaçait entre l’enfer et le paradis et il attendait.
Ce soir-là, alors qu’il était à nonante centimes de pouvoir manger, une dame fit négligemment tomber son téléphone. Le garçon le remarqua. Il se précipita sur l’objet et voulut interpeler sa propriétaire. Ses faibles cordes vocales ne lui furent d’aucune utilité. Il courut. Une fois à la même hauteur qu’elle, il lui toucha légèrement le bras. Elle ne se retourna pas. Sans doute pensait-elle avoir croisé un badaud de trop près. Le garçon prit alors son courage à deux mains et lui attrapa l’épaule.
‒ Madame, vous…
‒ Mais ça va pas, non ?! Lâchez-moi ! Je n’ai rien pour vous ! cria-t-elle en reconnaissant le mendiant qu’elle avait savamment ignoré quelques mètres plus tôt.
Elle fit ensuite volte-face en se drapant dans sa dignité. Elle s’éloigna en claquant ses talons et chercha du regard un visage complice. Un homme âgé répondit à son appel. Il se plaignirent alors ensemble des scandaleuses manières des sans-abris. Le garçon les regarda partir, bouillonnant. Tant pis pour elle. Il enfonça l’appareil dans sa poche et retourna à sa place. L’incident fut rapidement balayé par les vas et-vient incessants de la foule.
Plus tard, après avoir acheté des raviolis en conserve et une petite baguette, il rentra chez lui. Il vivait dans le sous-sol plus ou moins aménagé d’une maison mal entretenue. Le propriétaire, peu scrupuleux, louait chaque pièce à de pauvres gens en attendant que son bien s’effondre. Les plus chanceux avaient une fenêtre et des sanitaires. Lui, il avait un soupirail et son propre évier. Dès qu’il fut à l’intérieur, il déposa ses victuailles sur la table puis, il s’installa sur le matelas défoncé qui lui servait de lit. Le truc, c’était de manger le plus tard possible, pour ne pas être tenté par le pain pendant la soirée. Pour passer le temps, il sortit le téléphone de sa poche. Il n’en avait jamais vu un aussi plat. Il le retourna pour s’informer de la marque, mais rien n’était inscrit. La coque arrière était noire et mat, comme du charbon. L’écran, lisse et brillant, ressemblait à une flaque de pétrole. L’objet lui glissait entre les mains avec le confort presque insupportable du luxe. Aucun bouton n’était apparent. Par instinct, le garçon tâtonna le flan droit de la bête. Le téléphone s’alluma. Par contre, au lieu de montrer la photo d’un chien de race ou de deux gamins tirés à quatre épingles, une barre de recherche s’afficha sur un fond noir. Dans cette barre, les mots « quelle est votre requête ? » invitaient le garçon. Surpris, mais heureux de ne pas avoir à tourner en rond à cause de codes de verrouillage, il tendit ses deux pouces. Il réfléchit, puis écrivit « devenir riche » et lança la recherche. Son texte disparu et les mots « requête en cours » accompagnés d’un pictogramme animé d’un mouvement hypnotique prirent place. Le pictogramme tourna, encore et encore. Au bout d’une longue minute, l’écran s’éteignit. Il le ralluma. « Quelle est votre requête ? » « Avoir du charisme ». A nouveau, le pictogramme tourna à l’infini et l’écran s’éteignit. Le garçon soupira en blâmant le manque de réseau de son trou à rat. Il mit ensuite l’objet de côté. Il trouverait sans doute un acheteur et en tirerait un bon prix. Il ouvrit son bouquin, lu, mangea et alla dormir.
Le lendemain, comme à son habitude, il sortit après avoir terminé son pain. Il pleuvait à seaux. Les receleurs ne sortent pas sous la pluie. Il partit donc faire la manche. Ses pieds trainaient dans l’eau ruisselante des trottoirs. Les gouttes s’infiltraient dans les moindres recoins de sa veste. Il fut trempé en moins de deux minutes. Il ne croisa personne dans les rues. Pessimiste, il entra tout de même dans le parking. Les lieux étaient anormalement calmes, les averses avaient dû en décourager plus d’un. La tête basse et le dos vouté, il se dirigea vers son emplacement. L’endroit était désert. Dépité, il ravala ses larmes en essayant de se convaincre que sa vie ne serait pas toujours ainsi. Un jour, lui aussi aurait le choix de sortir ou non. Soudain, il entendit des pneus crisser au loin. Il espéra voir débarquer une mère ou un père, quelqu’un qui verrait en lui sa progéniture et qui serait généreux. Quelqu’un qui a connu des problèmes similaires, quelqu’un de bienveillant, de bonne humeur, qui l’inviterait à manger…
La voiture apparut. C’était une voiture de sport décapotable qui avait dû couter des milliers. Elle se gara en s’étalant sur trois places et le conducteur en sortit en se grattant les parties génitales. Le garçon serra les dents. Parfois, l’habit ne faisait pas le moine. L’homme s’alluma une cigarette juste en dessous du panneau qui interdisait de fumer. Il avança ensuite d’un air cavalier jusqu’à l’entrée des boutiques. Le garçon rentra les épaules et s’attendit à être pris pour un poteau ou une poubelle. Une fois face à lui, le riche personnage s’arrêta. Il le regarda de haut en bas. Après une auscultation minutieuse, l’homme aisé sortit son portefeuille. Il en tira cinq billets oranges qu’il colla dans la main du garçon. Il la lui sera ensuite avec respect puis continua son chemin en sifflotant.
Le garçon regarda les billets chiffonnés dans le creux de sa main. Il n’osa pas les serrer ni cligner des yeux. Peut-être que cet argent disparaitrait. Peut-être se réveillerait-il sur son matelas, l’estomac creusé par la faim. Finalement, il crispa lentement ses doigts. Les bouts de papiers étaient bien réels. Il avait là deux-cents-cinquante euros en bonne et due forme. Il s’agrippa à cette petite liasse et courut jusqu’au supermarché. Il déboula dans les allées après s’être emparé d’un caddie. Il voulait un festin de roi. Il embarqua de la viande fraiche, du poisson, des légumes, du fromage. Cela dit, il devait aussi penser sur le long terme. Du dentifrice, des pâtes, de la sauce en bocal, des épices. Qui sait quand serait la prochaine fois où il pourrait se faire autant plaisir ? Des chips, des bonbons, des gâteaux, de la limonade. Il jetait les articles dans son char sans s’inquiéter de la place qu’il y avait dans ses armoires. Du cacao en poudre, des yaourts, des pistaches, du savon, des bananes, etc. Il était dans une frénésie totale, à deux doigts de l’extase.
Certes, l’argent ne fait pas le bonheur, mais pouvoir se remplir le ventre est tout de même très réjouissant. Son esprit s’allégeait au fur-et-à-mesure de ses déambulations. Il ne pensait presque plus à ses problèmes. Il n’avait toujours pas de travail, d’allocations suffisantes, de projet ou même la moindre idée de ce qu’il allait faire de lui-même, mais ce soir, il mangerait. C’était déjà très bien. Il s’arrêta après avoir parcouru chaque étalage dans le moindre détail. Un frisson le secoua. Il tâta sa poche. L’argent y était toujours. Il fila alors à la caisse automatique. Il ne voulait pas affronter le regard suspect d’une des travailleuses. Elles l’avaient vu tellement pauvre, il serait sans doute pris pour un voleur. Face à la machine, il scanna les codes-barres à toute vitesse. Il avait eu les yeux bien plus gros que son gain. Il dû abandonner une partie de son trésor pour arriver à un total de deux-cents-quarante-huit euro et nonante-sept centimes. De toute façon, il n’avait pas vraiment besoin de cornichons ou de glace à la vanille.
Il partit ensuite à grandes enjambées en poussant son caddie. La pluie avait cessé, mais les rues étaient toujours vides. Une fois devant sa porte, il fit rentrer son chariot dans le hall puis il se lança dans un nombre incalculable d’aller-retour afin de ranger son trésor dans sa cave. Lorsque tout fut en place, il ferma sa porte à double tour et repartit. Il avala le petit kilomètre qui le séparait de la file des caddies, lança le sien à la suite des autres et fit demi-tour sans ralentir la cadence. Enfin, il s’installa chez lui. Au milieu de toute cette opulence, il ne sut où donner de la tête. L’heure du souper approchait. Il décida de se lancer dans la préparation d’un banquet. Il inviterait ses voisins, des étudiants fauchés avec le ventre à peine plus rempli que le sien. Ils se rassembleraient et rigoleraient jusqu’au bout de la nuit. Ça serait fabuleux. Bien décidé, il ouvrit un paquet de chips et une bouteille de jus pour se donner du cœur à l’ouvrage.
Le repas fut prêt trois bonnes heures plus tard. Entrée, plat et dessert, pour au moins six personnes. Le garçon était sur les rotules. Enthousiaste, il alla frapper aux portes. Personne ne répondit. Il se rappela soudain que c’était samedi. Les étudiants étaient sans doute partis chez leurs parents pour se remplir la panse avant une nouvelle semaine… Il se dirigea vers la dernière porte. Dans la mansarde vivait un autre garçon, plus jeune que lui. Tout ce qu’il savait sur cet habitant du grenier, c’était qu’il venait de très loin et qu’il parlait une autre langue. Ce serait l’occasion de faire connaissance. Il frappa. La porte s’ouvrit. Devant lui, un gamin à peine sortit de la puberté apparut.
‒ Salut ! Tu vas bien ? Dit chaleureusement notre protagoniste.
Le gamin dévisagea son interlocuteur. Il le fixa. Il avait l’air impressionné et ne répondit rien.
‒ Euh… Tu as déjà mangé ? Manger. Tu comprends ?
Le petit ne répondit toujours pas. Par contre, il recula en restant face à son visiteur. Il articula une courte phrase dans sa langue puis il se précipita sur son bureau. Il cherchait visiblement quelque chose. D’un coup, il mit la main sur un billet froissé et quelques pièces. Sans hésiter, il les colla dans le creux de la main du garçon. Il saisit ensuite cette main dans les siennes et lui parla à nouveau dans une langue étrangère, d’un air très solennel.
‒ Non, garde ton argent, je ne veux rien ! Enfin, je veux t’inviter à manger. Manger. Chez moi. Toi, manger chez moi. Oui ? dit le garçon en lui rendant sa monnaie.
‒ Je… Moi pas…
Le gamin ne trouvait pas ses mots. Il insista d’un geste pour que son visiteur garde l’argent. Ils restèrent ensuite face à face, dans un silence très inconfortable. Déçu par cet échec de fraternisation, le garçon bredouilla :
‒ Bon… Ben… Salut…
Il tourna les talons et fit mine de descendre l’escalier. Au bruit de la porte qui se referme, il remonta et déposa l’argent sur le paillasson. Tant pis. Il mangerait seul ce soir. La décision fut prise à contre cœur. Cela dit, il mourrait d’envie d’entamer le repas qui l’attendait en bas. Une fois seul à sa table, il piocha un peu dans chaque plat. Il se retrouva ensuite devant beaucoup trop de nourriture à devoir caser tant bien que mal dans son minuscule frigo. C’était ridicule. Il n'abandonna pas ses projets de grande tablée. Demain serait un autre jour. Il trouverait surement des personnes avec qui partager ses victuailles et sa joie.
Le lendemain était donc un dimanche. Un dimanche humide et brumeux. Le soleil, caché derrière une épaisse couche de nuage, semblait se débattre pour réussir à se montrer. Le garçon se réveilla au milieu de la matinée. Il hésita avant d’ouvrir les yeux. Peut-être que tout aurait disparu. Il entrouvrit une paupière, puis une autre. Son évier était rempli de vaisselle sale. La table débordait de plats entamés et sa poubelle ne pouvait plus rien avaler. Satisfait, il s’étira sous la couette et soupira avec la grâce d’un chaton. Une fois debout, il attrapa une boite de céréales trop sucrées, un bol et du lait. En mangeant, il réfléchit. Qui allait-il inviter à sa table ? Il pensa immédiatement à ses amis du foyer, ces nombreux frères et sœurs. Malheureusement, les petits n’auraient sûrement pas la permission de sortir et les grands avaient plus ou moins disparus dans la nature. Il se remémora ensuite ses premiers jours dehors, seul. Ces premières soirées angoissantes pendant lesquelles il avait découvert qu’il ne s’entendait pas si bien avec lui-même. Il avait alors pris l’habitude d’errer dans les rues. Là, lorsque les magasins fermaient et que les bonnes gens rentraient chez eux, il ne restait plus que de drôles d’âmes. Elles avaient l’allure suspecte, un grand cœur et de gros problèmes d’addiction. C’était avec ces pauvres êtres que le garçon avait fait passer le temps. Ils l’avaient accueilli à bras ouverts. Il s’était sentit grand, comme un homme. Il était un adulte qui traine avec d’autres, tard le soir. Puis un jour, il eut peur que sa vie ne se résume qu’à tenir les murs en s’abimant la santé. Il avait alors délicatement pris ses distances.
A la fin de son déjeuner, il était fermement décidé. Ce serait eux qu’il inviterait à sa table. Il savait exactement où les trouver. C’était tristement simple : il n’y avait que deux superettes ouvertes le dimanche matin. L’une était beaucoup trop proche du commissariat. Il se rendit donc à l’autre. Effectivement, ils étaient là. Très occupés à brasser du vent pour se tenir chaud au moral. Ils étaient quatre, trois hommes et une femme. Le garçon fut ravi. Ses futurs invités étaient fort drôles et assez cultivés. En avançant à leur rencontre, il se souvint des brimades sympathiques et des discussions intéressantes qu’il avait eues avec certains d’entre eux. Ça l’encouragea. Il sourit. Jovial, il était sur le point de les interpeler. Il n’eut pas à le faire, la joyeuse bande le remarqua. Instantanément, leurs visages se transformèrent. L’insouciance laissa place à des regards impressionnés. Ils cachèrent même leurs consommations. Le garçon se retourna. Peut-être y avait-il un groupe de policiers derrière lui. Non. Personne.
‒ Hé ben, les gars ? Ne faites pas cette tête, ce n’est que moi, dit-il en les abordant.
‒ Pardon m’sieur. Vous allez bien ? ça fait longtemps qu’on t’as pas vu. Euh… Qu’on vous a pas vu, dit respectueusement la dame.
‒ Monsieur ? Mais non, c’est moi…
‒ Oh oui, ne vous en faite pas m’sieur, on vous a reconnu ! D’ailleurs…
Les quatre compères se mirent à fouiller leurs poches et leurs sacs. Le garçon les observa, presque horrifié de la suite. Après avoir tout retourné, et mit leur butin en commun, ils voulurent lui donner les dizaines de pièces jaunes et rouges qu’ils avaient amassé. La dame tendait ses paumes remplies de menue monnaie, comme s’il s’agissait d’une offrande à un Dieu. Le garçon s’éloigna de ces mains plus rapidement que si elles avaient contenu la peste. Il partit ensuite en courant, sans prendre la peine de dire au revoir. En plein sprint, il comprit comment le téléphone avait accédé à ses requêtes.
Il rentra chez lui, se saisit de l’appareil et l’alluma. Ses mains tremblaient de peur et de rage. Ses pouces étaient raides, prêts à servir. Il eut l’impression que la machine mettait une éternité à s’allumer. Enfin, la barre de recherche s’afficha. Par contre, en son centre, était écrit en gros caractère « dernière requête ». Le garçon se figea. Après quelques secondes de réflexion, il nota « que tout redevienne comme avant ». « Veuillez préciser », lui répondit l’écran. Ses pensées allaient à mille à l’heure. « Ne plus être remarqué », « qu’on ne me donne plus d’argent », « redevenir invisible et pauvre »… Prises au pied de la lettre, aucune de ces propositions ne l’enchantait. Confus et horrifié par le pouvoir de cet objet, il le déposa. Il resta assis face à ce téléphone du Diable pendant de longues minutes. Soudain, la cave qu’il avait pour chambre lui parut étouffante. Il eut l’impression que les murs s’approchaient, que le plafond allait l’écraser et que l’air était vicié. Il sortit en trombe, condamné à subir son nouveau pouvoir.
La météo était plus clémente que la veille. Les nuages s’éclaircissaient, les rayons du soleil parviendrait sans doute à faire sécher les trottoirs. Les rues se remplissaient lentement de braves gens bien déterminés à profiter de la douceur de la journée. Dés qu’il croisait quelqu’un, le garçon recevait des salutations respectueuses et de l’argent. Ça le gênait terriblement. Ses pas le menèrent, sans préméditation, vers les beaux quartiers. Là, il reconnut certains visages, des personnes qui l’avaient regardé avec dédain quelques jours plus tôt. Maintenant, ils lui souriaient et le flattait. Comme pâle vengeance, le garçon tendait la main et agitait ses doigts pour s’emparer de leur argent. Il marcha pendant environs une heure. Absolument personne ne l’ignorait et tout le monde avait quelque chose à lui donner. Parfois, il laissait tomber l’argent et s’éloignait rapidement. D’autres fois, il l’enfonçait profondément dans sa poche. Il agissait à la tête du client. Le pouvoir était enfin de son côté. A la fin de sa promenade, il n’avait plus aucun scrupule.
De retour chez lui, il compta son trésor. Sept-cents-soixante-huit euros. Il avait besoin de cet argent. Cela dit, il préssentait que ces billets lui brûleraient les doigts. Il voulait prendre sa revanche sur la vie. Il voulait sortir dans un bar, aller au restaurant, s’acheter de nouveaux vêtements, aller dans un spa, se couper les cheveux, avoir plusieurs paires de chaussures, plusieurs vestes, etc. Il voulait la vie des autres, de ceux qui boivent du champagne toutes les semaines, qui ont une belle voiture, qui sentent bons quand on les croise, qui ont un avis sur tous les restaurants, qui partent en vacances… Il avait amassé une coquette somme en peu de temps, un dimanche. Combien pourrait-il avoir en une journée entière ? Il était excité comme une puce. Il comptait ses billets, les enroulait, les pliait de toutes les façons possibles. Il les rangeait dans sa poche, dans sa chaussette, dans sa sacoche. Il les lançait sur son lit et sautait dedans, comme dans les films. Euphorique, il les balançait en l’air et dansait sous la brève pluie de papier. Il fit aussi mine de se moucher dedans et d’en utiliser comme papier toilette, puis il se calma. Essoufflé, il se posa devant son assiette. Toujours seul face à la corne d’abondance qu’était devenu sa cuisine.
Lundi, il se leva de bonne heure. Il engloutit rapidement son déjeuné en ricanant. Ensuite, il s’habilla et partit conquérir le monde. Il marcha la tête haute jusqu’à la devanture d’un tailleur de luxe. Là, l’homme lui fit des courbettes. Il repartit vêtu comme un prince et avec le contenu de la caisse. Ensuite, il alla d’un bon pas vers le quartier des affaires. Des gens qui semblaient haut placés lui tendirent des liasses qu’il enfournait dans son sac-à-dos. Une fois le sac rempli, il pensa à s’en acheter un deuxième, mais il voulut d’abord manger. Plus exactement, il voulait « bruncher ». Il entra dans un restaurant. Les serveurs portaient la queue de pie et ne le regardait pas dans les yeux. Il se délecta de saumon, d’avocat, de caviar, ainsi que de l’attitude du personnel. Vers la fin du repas, il regretta tout de même de n’avoir pu partager cela avec personne. De plus, les autres clients, qui ne cessaient de l’interrompre en insistant pour payer sa note, commençaient sérieusement à l’agacer. Il quitta les lieux. Son air était moins fier que lorsqu’il y était rentré.
Pour se changer les idées, il voulut aller se faire bichonner chez un coiffeur. Il avait envie de tendresse et de réconfort. D’ailleurs, il irait aussi se faire masser. Lors de ses déplacements, l’argent ne cessait de pleuvoir. Il en tombait de tous les côtés. Il ne se fatiguait plus à le ramasser. Des pièces d’or et d’argent scintillaient dans ses pas. Les billets volaient autour de sa silhouette. Ça ne l’amusait déjà plus. Bougon, il héla un taxi aux vitres teintées. Le chauffeur se précipita pour lui ouvrir la porte et la referma délicatement.
‒ Où allons-nous, monsieur ? dit l’homme derrière le volant.
‒ Chez un bon coiffeur, répondit le garçon avec lassitude.
‒ Tout de suite, monsieur.
Pendant le trajet, le garçon regardait mélancoliquement l’extérieur. Il n’avait plus conversé normalement depuis presque trois jours. Le contact lui manquait.
‒ Croyez-vous au destin ? demanda-t-il au chauffeur.
‒ Quand ça m’arrange, monsieur.
‒ Pourquoi m’appelez-vous monsieur ? J’ai moins de la moitié de votre âge ! s’agaça brusquement le garçon.
‒ Certes, mais vous êtes… bredouilla le chauffeur.
‒ Je suis ?
‒ Vous êtes vous.
Le garçon ne répondit pas. Il songeait. Il était lui. La belle affaire. Il avait toujours été lui. Au contraire, il se sentait autre. En arrivant à destination, le conducteur lui tendit sa recette de la journée. Le garçon referma violement la porte de la voiture et partit sans se retourner. Dans le salon, tout le monde s’écarta afin de le laisser s’installer sur le plus gros fauteuil. Le patron lui parla avec une voix suave. Toutes ses réponses allaient dans le sens de ce que son jeune client voulait entendre. La masseuse fit de même. Ces petits moments supposés être apaisant n’eurent pas du tout eu la saveur attendue. A vrai dire, la majeure partie de la journée avait été un échec. Lui, qui avait espéré vivre le faste des rois, avait découvert la solitude des sommets. Sur le chemin du retour, il essaya naïvement de marcher avec des lunettes de soleil et une casquette. Ces précautions furent inutiles. Désespéré, il se cacha à nouveau sur la banquette arrière d’un taxi et rentra chez lui.
En poussant sa porte, il aperçut d’abord les montagnes de nourriture. Ensuite, il vit les chaises, toujours sans convive. Il lâcha son sac à dos plein d’argent sur le sol. Tout cela lui paraissait absurde. Il ne voulut pas se resservir dans les plats restés en dehors du frigo. Il regarda à l’intérieur de son frigidaire. L’armoire à froid était toujours pleine à craquer. Rien ne le tentait. Le reste des placards lui firent le même effet. Alors qu’il avait tout, il n’avait plus envie de rien. Néanmoins, il devait manger. Il jeta un coup d’œil sur sa fortune et il pensa brièvement à se commander quelque chose. Le livreur laisserait la nourriture sur le paillasson et il tendrait le bras pas le bâillement de la porte. L’échange serait rapide et discret… Ce fut la goutte d’eau en trop. L’idée qu’il devrait vivre seul et caché pour être tranquille motiva le garçon à prendre le taureau par les cornes. Ni une, ni deux, il attrapa le téléphone, l’alluma et se mit à écrire :
‒ « Redevenir l’ancien moi »
‒ « Veuillez préciser »
‒ « Retrouver ma vie d’avant »
‒ « Veuillez préciser »
‒ « Ne jamais t’avoir ramassé ! »
Soudain, il entendit l’horrible son du crissement des pneus sur le béton. Il tourna la tête. Les murs de sa chambre avaient disparu. Il s’était fait catapulter jusqu'au parking. Il était debout, à son poste. La faim était plus criante que jamais. Les gens passaient devant lui sans lui prêter la moindre attention. Il tâta ses poches. Elles étaient vides. Alors, il tendit son bras et creusa sa paume. Un homme bedonnant le bouscula. Un torrent d’insultes tomba ensuite sur la tête du pauvre garçon et un cracha atterri à ses pieds. Il voulut s’excuser, mais ses mots se perdirent dans un courant d’air. Catapulté d’un extrême à un autre, il sentit ses jambes flageoler et sa gorge se nouer. Au moment où il serra les dents pour s'empêcher d'hurler, il entendit un bruit. Quelque chose avait chuté à seulement quelques centimètres de lui. Une dame venait de faire tomber son téléphone…
Comments