Assis à côté de la fenêtre, cela faisait des heures qu’il regardait les arbres. Les branches, dénudées en cette saison, montraient au monde ce que les oiseaux cachent le reste de l’année. Son perchoir à lui se situait au deuxième étage. De là-haut, il se sentait plus ou moins à égalité avec les volatiles qu’il espionnait sans se lasser. Il s’appelait Chrispin. C’était un jeune homme de nature curieuse et contemplative. Ce jour-là, le spectacle le captivait totalement. Est-ce que cette vilaine corneille allait finalement laisser tranquille ces pauvres choucas ? Il fut subitement tiré de sa rêverie par le bruit d’une chaise déplacée indélicatement.
‒ Salut ! T’es là depuis longtemps ?
C’était un de ses nouveaux camarades de classe. La rentrée ayant eu lieu seulement quatre jours plus tôt, il n’était pas sûr du prénom de celui qui venait de le saluer.
‒ Salut euh… Flibon ?
‒ Flibert.
‒ Pardon. Salut, Flibert. Je suis arrivé il y a environ une heure.
‒ Chut ! gronda un garçon plus âgé qui travaillait face à eux.
Penauds, ils baissèrent la tête et s’appliquèrent à leur tâche. La bibliothèque était calme. Seuls les cliquetis des stylos-billes et les tapotements des touches sur les claviers d’ordinateur se faisaient entendre. Chrispin, Flibert et leur ainé se trouvaient à une table de quatre. Le dernier siège était toujours vacant.
Les deux camarades découvraient le monde de l’université à travers un cursus de philosophie. Ce choix, très encouragé dans la famille de Flibert, était devenu un sujet de discorde dans celle de Chrispin. Son père le voulait médecin ou avocat. Sa mère avait été la médiatrice des deux hommes de sa vie jusqu’au début de l’été. Un jour, elle partit promener le chien et voilà deux mois que sa famille attendait son retour. La pauvre dame s’était faite renverser par un chauffard. Heureusement, les médecins étaient optimistes et unanimes : elle se réveillerait un jour. Depuis, Chrispin, sa sœur et son père avaient tristement appris à vivre au rythme des visites à l’hôpital.
Très peu de temps après ce drame, le paternel avait commencé à harceler son fils pour qu’il change d’études. « Philosophe, ce n’est pas un métier » était son argument principal. Sans surprise, Chrispin et lui s’étaient disputés de plus en plus régulièrement et leur relation devenait chaotique. Pour échapper à ce climat de tension, sa sœur avait pris l’habitude de disparaitre chez des voisins. Elle manquait à Chrispin. Sa mère lui manquait aussi et la seule personne dont il aurait pu se passer était constamment sur son dos. Toutes ces histoires lui polluaient l’esprit. Malgré la hâte qu’il avait eue de faire sa rentrée et d’apprendre une quantité de nouvelles choses, il n’arrivait pas à se concentrer sur quoi que ce soit.
La corneille et les choucas étaient partis. Quelques tourterelles se reposaient dans les rayons du soleil de l’après-midi. Au sol, des groupes de promeneurs urbains se croisaient dans la plus grande indifférence. Après les avoir observés pendant de longues minutes, Chrispin reprit ses esprits. Il fut étonné de découvrir que la dernière place libre était maintenant occupée. Une fille sans âge, avec des cheveux blonds et emmêlés, lisait attentivement un syllabus. Elle portait un pull en laine complètement difforme et couvert de poil de chat. Chrispin la dévisagea. Sa figure avait la forme d’un triangle posé sur la pointe et son gros front luisait dans la lumière des néons. Son nez semblait trop petit pour son visage et, au-dessous, il y poussait un duvet presque aussi épais qu’une vraie moustache. Sa bouche était minuscule, mais très attirante… Au moment où le jeune homme allait détourner le regard, elle redressa la tête et le fixa. Chrispin faillit tomber de sa chaise. Ses yeux étaient mauves, comme le crépuscule d’une journée d’été. Apparemment décidée à ne pas sympathiser, elle se replongea presque immédiatement dans sa lecture. Le jeune homme voulut en faire de même, mais une bande d’étourneaux arrivait à toute allure.
Quelques heures plus tard, après un souper plus que désagréable en tête à tête avec son père, Chrispin monta dans sa chambre. Résolu à ne pas en sortir avant le lendemain matin, il enfonça son casque audio sur ses deux oreilles et se coucha. Les yeux fermés, il se laissait transporter par la musique. Les mélodies le faisaient voyager à travers des paysages fantastiques, dans un pays incroyable où tout semblait possible. Après plusieurs minutes, il atterrit dans une ville. En marchant au hasard, il arriva devant la terrasse d’un café. Soudain, il fut saisi. Sur une des tables, il remarqua sa mère en grande discussion avec la fille aux yeux mauves. Les deux dames semblaient complices. Elles discutaient avec le sourire. Par contre, impossible pour Chrispin d’entendre le son de leur voix. Il s’approcha le plus possible, avec l’intention de les rejoindre, mais, même à quelques dizaines de centimètres d’elles, l’image restait muette. Il voulut crier. Il se remplit les poumons avec tout l’oxygène qu’il pouvait y faire rentrer. Au moment où il voulut projeter sa voix de toutes ses forces, les deux femmes le regardèrent droit dans les yeux et il se réveilla. Son réveil marquait une heure quarante-trois. Son casque lui faisait mal aux oreilles. Il l’ôta. Ensuite, il se déshabilla et se coucha correctement. Le train du sommeil ne vint plus le chercher. Ce rêve l’avait perturbé. Non seulement parce qu’il n’avait pas encore eu le plaisir de rêver de sa mère depuis qu’elle était dans le coma, mais surtout parce qu’il se sentait hanté par le regard surnaturel de cette étrange fille.
Le lendemain midi, il décida de manger à la cafétéria en scrutant la foule. Il voulait absolument mettre la main sur celle qui avait perturbé sa nuit. Ce fut elle qui le trouva en premier. Arrivée par derrière, elle dit sans préambule :
‒ Rappelle-lui que beaucoup de métiers gagneraient à mieux connaitre la philosophie.
Stupéfait, il se retourna. L’incompréhension qui émanait de sa physionomie fit soupirer son interlocutrice. Elle leva les yeux au ciel et expliqua plus en détails.
‒ C’est ce qu’elle m’a dit, hier, au café. Elle m’a dit que tu devais rappeler à ton père ce que je viens de te dire.
Sans attendre de réponse, elle partit. Chrispin eut brièvement des sueurs froides. D’abord pétrifié, il se remit rapidement en mouvement et voulut la rattraper. Il se leva d’un bond et prit la direction qu’il l’avait vue emprunter. Il n’était que quelques secondes derrière elle, pourtant, la jeune sorcière semblait avoir disparu. Elle n’était nulle part. Ni dedans, ni dehors. Il retourna alors s’assoir, mais, après deux coups de fourchette, il abandonna son repas pour courir à la bibliothèque. Il en fit le tour à toute allure, sans résultat. Il changea de tactique et s’assit à une table proche de celle de la veille, espérant ainsi la voir arriver. En attendant, il lisait mollement ses cours. Flibert arriva et s’installa de nouveau à ses côtés. Chrispin redoubla de vigilance, mais au bout d’une heure, il baissa sa garde. Il pensa même à partir… Quelques minutes plus tard, en regardant par la fenêtre, il la vit sortir d’un autre bâtiment. Il hésita à prendre ses jambes à son cou pour la rejoindre, mais elle lui échapperait probablement encore. A la place, il se dressa pour la suivre du regard. Au même moment, l’ensorceleuse leva les yeux. Chrispin crut avoir vu leur couleur d’aussi loin, tellement le contact visuel avait été intense. Elle détourna ensuite la tête et poursuivit sa route. Un instant après, Chrispin dit au revoir à son collègue et rentra chez lui.
‒ Philosophe… Et puis quoi encore… Pourquoi pas peintre, tant qu’on y est ? râlait le père, la bouche à moitié pleine.
‒ N’empêche…, commença Chrispin.
Le père tendit l’oreille. Cela faisait un bon moment que son fils n’avait pas osé lui opposer un argument. Il était même presque sûr de bientôt l’avoir à l’usure.
‒ N’empêche que dans beaucoup de métiers, on y gagne à bien connaitre la philosophie… dit Chrispin sans oser le regarder directement.
Son père resta coi. Après de longues secondes, il baissa les yeux et dit calmement :
‒ Tu parles comme ta mère…
Le reste du repas se déroula dans un silence de monastère. Le paternel se demandait par quelle diablerie son fils avait-il eu cette pensée, la même que sa femme lui avait dit sur l’oreiller lors de leur dernière nuit ensemble. Était-ce une coïncidence ou un complot ? Chrispin, lui, savourait discrètement sa victoire.
Cette nuit-là, le garçon rêva qu’il marchait dans les bois. Le sentier était sinueux, mais magnifique. Il était bordé de fleurs colorées aux parfums extraordinaires et, au-dessus de lui, le vert des feuilles était presque fluo. Un soleil printanier éclairait sa route et des chants d’oiseaux guidaient son chemin. Dans un tournant, il aperçut deux silhouettes. Il sut instantanément que c’était elles. Il se précipita à leur suite. Son instinct ne s’était pas trompé, sa maman et la fille aux yeux mauves marchaient côte à côte. Par contre, il avait beau courir, il lui était impossible d’arriver à leur hauteur. De plus, même si les deux femmes l’avaient remarqué, elles ne cessaient ni leur marche, ni leur discussion. Elles jetaient des coups d’œil en arrière et semblaient se faire des messes-basses. ça rendait dingue, le pauvre Chrispin. Au moment où il voulut crier, il tomba dans un trou puis il se réveilla en sursaut. Son lit était sens dessus dessous et il était en nage.
Dès les premières heures de la journée, Chrispin alla se poster à un des meilleurs points d’observation de son université. Imperturbable, il parcourait la foule des yeux, bien décidé à attraper cette démone. Soudain, une voix venue de derrière lui fit faire volteface.
‒ Elle dit qu’elle va se réveiller bientôt, très bientôt.
C’était elle. Après avoir fait son annonce d’un air blasé, elle voulut partir, mais il l’empêcha de bouger en l’attrapant par les épaules.
‒ Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu fais dans mes rêves ? Qu’est-ce que tu fais avec ma mère ?!
‒ Hé, lâche-moi ! Elle va se réveiller, c’est tout ce que j’ai à te dire ! répondit-elle en se dégageant violement de l’étreinte.
‒ Mais…
‒ à qui tu parles ? demanda quelqu’un qu’il ne vit pas tout de suite.
C’était Flibert. Déterminé à se lier d’amitié avec Chrispin, il s’était précipité pour venir le saluer. Une fois à ses côtés, il remarqua que son nouveau copain avait l’air d’avoir vu un fantôme. Chrispin était blanc comme un mort.
‒ ça va ? demanda Flibert.
Chrispin n’eut pas le temps de répondre. Son téléphone sonna. A l’autre bout du fil, sa sœur lui dit rapidement et avec beaucoup d’excitation : « elle se réveille, ramène-toi ! Vite ! ». Suite à cette nouvelle, le jeune homme s’évanouit sans avoir le temps de raccrocher. Sa tête heurta brutalement le sol et il fut, à son tour, plongé dans un long sommeil…
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