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Photo du rédacteurMaï Brass

Rendez-vous manqué

‒ Voilà, ça fait treize euros septante, s’il te plait.

‒ Oui, oui, les voilà.

La jeune fille déposa sa monnaie dans le creux de la main du vendeur. Ils rougirent un peu tous les deux. Ça faisait un moment qu’ils s’étaient mutuellement repérés. Ils avaient à peu près le même âge et peut-être les mêmes gouts, mais leurs discussions de comptoir ne permettaient pas de certifier quoi que ce soit.

‒ Merci ! Tu devrais passer un bon moment avec cet achat. Je l’ai à la maison, c’est trop bien.

‒ Ah oui ? Ah ben, j’espère ! répondit la fille.

Elle quitta ensuite la boutique. La tête dans les étoiles et les pieds sur un nuage. Ce petit jeu durait depuis des mois. Pour elle, tous les prétextes étaient bons pour, au moins, passer devant la vitrine en espérant croiser son regard. Au mieux, elle avait à faire à l’intérieur. Alors, elle priait pour que ce soit lui qui l’accueille. Elle s’appelait Siphonie, il se nommait Traobin.


À lui, elle lui plaisait depuis le premier jour. Chaque matin, il se levait en espérant la voir devant sa caisse ou encore pour qu’elle ait besoin d’un conseil. Il regardait aussi régulièrement par la vitrine en espérant l’apercevoir, mais cela n’arrivait jamais. Il ne la voyait pas non plus dans les cafés ni lors de ses sorties culturelles. Elle n’était nulle part. Sauf de l’autre côté du comptoir, une fois de temps en temps. Ces cinq minutes avec elle ensoleillaient sa journée. Vivement les prochaines. Entre temps, il poursuivait sa routine. Une routine solitaire et un peu triste, mais qui était en train de changer.


En plein dans la fleur de l’âge, Traobin venait d’hériter d’une maison. Ce n’était pas n’importe quelle maison. Elle avait été achetée par son arrière-grand-père, il y a plus d’un siècle. C’était une des bâtisses les plus anciennes du quartier. Elle avait glorieusement résisté aux guerres et à la décrépitude. Ses châssis avaient l’air d’avoir été posés la veille. Deux balcons en pierre ornaient triomphalement sa façade, toujours aussi splendides que s’ils étaient sortis la veille de chez le tailleur. Les briques rouges donnaient autant de lumière qu’un coucher de soleil et, pour couronner le tout, un grand oiseau de marbre surplombait majestueusement les combles. C’était une maison mitoyenne, à l’extérieur du centre-ville. Située dans une rue calme, le voisinage était sans histoire. Il y avait même un petit jardin à l’arrière, c’était la maison parfaite.

Pourtant, Traobin occupait les lieux avec tristesse. Pour gagner cette maison, il avait dû perdre son père. Littéralement. L’homme n’était nulle part et n’avait plus donné signe de vie depuis des années. Dès que le notaire lui avait remis les papiers en main, il avait décidé de tout quitter pour venir habiter cet endroit qu’il connaissait peu, dans une ville dont il ignorait tout et au milieu des meubles d’une famille qu’il avait à peine fréquenté. À vrai dire, tout ce que Traobin savait de son géniteur, c’était qu’il était incapable d’apparaitre en temps et en heure à un rendez-vous. Même pour voir son fils, il se trompait au moins d’heure, si ce n’était de jours.

Les premiers mois avaient été terribles. Traobin faisait passer les heures en se déplaçant d’une pièce à une autre, enveloppé dans un peignoir trop grand pour lui. La splendeur de la maison l’écrasait. Les plafonds du rez-de-chaussée étaient très hauts et entourés de moulure. Les fenêtres étaient gigantesques, il était impossible d’en atteindre le haut sans une échelle. Dans les étages, le parquet était parfaitement lustré et partout, d’impressionnants tableaux recouvraient les murs. Les meubles semblaient avoir été achetés en même temps que la maison. Dans chaque pièce, des coffres et des secrétaires en bois sculpté tenaient les murs. La table de la salle à manger devait peser au moins soixante kilos et pouvait accueillir plus de dix personnes. Les chaises qui l’entouraient avait sans doute été les spectatrices de nombreux banquets. Au milieu de tout ça, Traobin n’avait osé se dégager qu’une petite chambre pour entasser ses affaires. Une fois plus ou moins installé, il était sorti et avait trouvé un travail. Ensuite, il s’était fait quelques amis et puis, il y avait cette fille…


‒ Et voilà, donc ça fera… Vingt-trois, nonante, s’il te plait.

‒ D’accord, répondit Siphonie.

Malheureusement, elle n’avait pas d’argent liquide. Ils ne se frôlèrent donc pas les mains. Pendant que la machine aspirait mystérieusement des sous de la carte de banque de la jeune fille, leur regard se croisèrent.

‒ Tu…, commença Traobin malgré lui.

Siphonie tendit attentivement l’oreille.

‒ Euh… Tu fais quelque chose demain soir ? Il y a un film au cinéma qui a l’air pas mal. Je pensais y aller tout seul, mais si tu…

Il ne savait plus où regarder, ni comment finir sa phrase. Il s’arrêta donc de parler. La gêne le prit aux tripes. Soudain, il ne sut plus non plus comment se servir de ses mains et se tenir sur ses jambes. Il était à deux doigts d’oublier de respirer. Heureusement, elle le sauva.

‒ Je n’ai rien de prévu demain soir ! On pourrait, peut-être, aller boire un verre avant ?

‒ D’accord, faisons ça ! Cool ! dit Traobin en griffonnant son numéro de téléphone sur le ticket de caisse.

Il le relut trois fois, puis elle s’en saisit délicatement et le rangea dans une poche de sa veste. Ils restèrent ensuite face à face en souriant. Ce fut le raclement de gorge du client suivant qui les ramena sur terre.

‒ à demain alors, dit Siphonie en trottinant vers la sortie.

Le reste de leur journée fut magique. Traobin avait envie de chanter en permanence et se sentait pousser des ailes. Siphonie était gaie comme un pinçon et légère comme une plume. Enfin, ils allaient se connaitre, se parler. Elle sautillait dans les rues en exposant son bonheur au visage de tous les passants. Sa tête était tellement ailleurs qu’elle ne pensa même pas à passer devant le cinéma pour voir devant quel film elle s’installerait le lendemain soir. La nuit tomba et tout deux s’endormirent avec un sourire au bord des lèvres.


Le jour d’après fut un des jours les plus longs de leur vie. La séance était à vingt heures. Ils s’étaient donné rendez-vous à dix-huit heures trente, dans le bar à côté. Nerveuse jusqu’au bout des ongles, Siphonie passa la journée entière à ranger son appartement et à chercher la tenue parfaite. De son côté, Traobin arpentait les couloirs de sa somptueuse demeure en essayant de prendre possession des lieux. Il retirait les bibelots des générations passées pour installer ses propres souvenirs. Il fit de son mieux pour allier sa modernité avec le décor du siècle dernier, mais en vain. Les pièces avaient toujours l’air d’être habitées par une personne de nonante ans.

L’heure de la rencontre finit par arriver. Traobin enfila sa chemise des grands jours puis il se dirigea, le cœur battant et les mains moites, vers leur lieu de rencontre. En arrivant devant le bar, il remarqua Siphonie. Assise seule à une table de deux, elle croisait et décroisait ses jambes se triturant ses doigts. Le garçon prit une grande respiration puis entra la rejoindre.

La soirée se déroula à merveille, à un tel point qu’ils n’allèrent, finalement, pas voir le film. Ils discutèrent comme si le temps n’avait aucune importance. Cela dit, ils durent admettre que les cacahuètes ne seraient pas suffisantes pour apaiser leurs estomacs. Ils se découvrirent des points communs en gastronomie puis ils décidèrent de migrer vers un repas. Ils mangèrent dans un petit snack où le cuisinier les appela tous les deux par leur prénom et fut ravi de les voir ensemble. Ils partirent ensuite se balader sans but.


C’était une nuit d’été qui semblait ne pas avoir de fin. Ils déambulaient dans les rues, une bouteille d’eau à la main, et se racontaient leur vie. Ni l’un, ni l’autre ne se décidait à prendre le chemin du retour. Par contre, la ville était petite. Même en trainant un peu sur les places et aux pieds des statues, ils en eurent vite fait le tour. Pendant qu’ils s’éloignaient du centre, Siphonie dit :

‒ J’aimerais te montrer quelque chose…

Traobin lui emboita le pas, sans poser de question. Ils marchèrent alors en silence à travers les rues désertes en se frôlant tendrement le dos de la main. Les lueurs de l’aube faisaient leur apparition et les premiers merles se mettaient à chanter. La curiosité de Traobin grandissait de pas en pas. Ils se dirigeaient vers sa maison. Il se demandait ce qu’il avait bien pu rater de si intéressant à deux pas de chez lui. Soudain, Siphonie s’arrêta et leva la main pour désigner un oiseau en pierre sur un toit tout en scrutant le visage de Traobin pour y déceler une once de surprise.

‒ C’est chez moi, dit-il en rigolant.

Les yeux de Siphonie manquèrent de tomber de leurs orbites. La coïncidence était énorme.

‒ Chez toi ? Mais, tu… Alors, dis-moi. Comment il s’est retrouvé là, ce piaf ?

‒ Ah ça, c’est une bonne histoire, commença Traobin. Mon arrière-grand-père l’avait offert à sa femme, mon arrière-grand-mère. Elle était alsacienne. Elle avait tout quitté pour lui, à regret. Elle l’aimait follement, mais son mal du pays était terrible. Alors, pour la voir sourire, mon aïeule la couvrait de cadeaux. Cet oiseau en est un. Elle voulait voir des cigognes sur son toit…

‒ Et ça a marché ?

‒ Non. Elle est devenue très dépressive. Apparemment, elle dormait tout le temps. D’ailleurs, elle a transmis son mal de vivre à plusieurs de ses enfants…

‒ Oh…

‒ Ouais…

Un ange passa, sans doute pour surveiller ces deux jeunes tourtereaux. La cigogne de pierre les observait avec un air amusé. Debout sur le trottoir dans la lumière du matin, ils n’osaient plus se regarder dans les yeux. La nuit était définitivement finie, demain venait d’arriver. Logiquement, ils auraient dû se dire au revoir et retourner chastement dans leurs pénates

‒ Bon, tu m’invites ? dit courageusement Siphonie. J’adore cette maison. Je me suis toujours demandée si l’intérieur était aussi mystérieux que la façade.

Ravi, Traobin brandit ses clefs et traversa la rue pour se précipiter sur la porte. Une fois à l’intérieur, il lui fit une visite guidée. La jeune fille était émerveillée. Elle passait sa main sur des boiseries, aussi brillantes que si elles avaient été vernies la veille. Elle touchait chaque dormant de porte et elle imaginait cette pauvre alsacienne se languir sur les larges appuis de fenêtre. Ils allèrent jusqu’au grenier. Là, elle découvrit des piles de carnets et de cahiers.

‒ Ce sont les archives de plusieurs générations, expliqua Traobin. J’en ai déjà lu quelques-uns, mais… Ce n’est pas facile. J’aurai préféré apprendre tout ça en discutant avec mon père ou n’importe qui d’autres de sa famille… Enfin, bon.

Siphonie se saisit d’un carnet et lu un passage à voix haute.

‒ « Le temps n’a plus de prise sur moi. Cette maison m’aspire… »

‒ Oui, comme je te le disais, je ne suis pas le descendant d’une famille de fanfarons.

Siphonie reposa l’objet. Ils quittèrent le grenier. Traobin l’invita à rester, mais la jeune fille préféra rentrer chez elle. Après s’être donné un nouveau rendez-vous, ils se séparèrent sur le pas de la porte en se faisant une bise timide. Traobin la regarda discrètement partir puis il rentra. Ils se reverraient mercredi. Le dimanche commençait seulement. Comment occuper trois journées lorsqu’on a qu’une seule idée en tête ? Le jeune homme regarda sa montre. Il était presque six heures. Six heures du matin, un dimanche. Sagement, il décida d’aller se coucher.


Lorsqu’il ouvrit les yeux, le soleil de l’après-midi envahissait sa chambre. Sa montre indiquait Treize heures quarante. Bien qu’un peu agacé de se lever aussi tard, il était heureux. Il se dirigea vers la cuisine en sifflotant. Au passage, il attrapa son téléphone resté dans l’entrée. L’objet n’avait plus de batterie et s’était éteint. Cela lui parut étrange. Il l’avait fait charger peu de temps auparavant. Il l’alluma. Le mobile devint fou. Il se mit à sonner et vibrer presque en continu. Un message, deux messages, six messages, quatre appels, etc. Il s’arrêta en affichant onze messages reçus et sept appels manqués. Traobin angoissa en faisant défiler les notifications. Très vite, il fut stupéfait. La plupart des appels dataient de lundi et provenaient de son patron.

‒ Mais, on est dimanche ! Qu’est-ce que…

Il vérifia la date sur l’écran de son appareil. Il vit avec stupeur « mardi douze juillet ».

‒ QUOI ?! Mais…, s’exclama-t-il. J’ai dormi pendant deux jours ?! Impossible !

Il y avait aussi quelques messages de la part de Siphonie. Elle avait passé un excellent moment et avait hâte de le revoir. Ensuite, elle était peinée de ne pas avoir de réponse et demandait confirmation pour leur prochain rendez-vous. Finalement, elle était prête à annuler s’il ne lui répondait toujours pas. Bien que ce serait à contre cœur. Traobin l’appela immédiatement. Dieu merci, elle décrocha. Il s’excusa le plus platement possible et lui raconta sa mésaventure. Elle avait du mal à y croire. Lui aussi, mais il était mis devant les faits. Elle accepta de maintenir ses engagements. Ils décidèrent d’ailleurs de se voir le soir même. Il raccrocha en se demandant si elle avait toujours parlé aussi rapidement. Elle, l’avait trouvé bien apathique.

Le dernier message de son patron formulait clairement son licenciement. Il n’avait qu’à passer à la boutique pour prendre ses papiers. Le brave homme s’inquiétait tout de même de la santé du garçon et espérait qu’il n’avait pas été victime d’un drame. Traobin composa le numéro du magasin pour essayer de réparer les pots cassés. Au premier signal sonore, il s’effondra et raccrocha. Il ne comprenait rien. Sa situation n’avait aucun sens. Certes, ils avaient bu un coup avec Siphonie, mais ils avaient été très raisonnables. Il avait été fatigué de sa semaine, néanmoins, il n’était pas un gros dormeur. Huit heures par jour lui suffisaient, été comme hivers. Là, il avait dormi pendant plus de quarante-huit heures sans crier gare. Il en voulait à son corps.


Après avoir pris une douche et bu des litres de café, il sortit. Il se rendit d’abord sur son lieu de travail. C’était une heure de grande affluence. Les gens se déplaçaient rapidement entre les rayons. Voire trop rapidement. Traobin trouva qu’ils avaient tous l’air beaucoup trop pressés. Bousculé par la foule, il interpela une de ses collègues. Elle se tenait derrière la caisse et faisait biper son scanner avec un rythme de marche militaire. La dame lui répondit sur un ton rapide et sec en levant à peine les yeux. Apparemment, le patron venait de partir. Elle lui tendit ses documents d’un geste brusque puis continua d’enchainer les bips. Traobin sentit son moral lui glisser dans les chaussettes. Il salua et partit.

Il restait plus d’une demie heure à combler avant son rendez-vous avec Siphonie. Il arriva au café bien en avance et s’installa en terrasse. De là, il observa. Le monde entier semblait être en retard. Tous courraient d’une boutique à une autre, comme des centaines d’insectes excités pas la forte lumière du soleil. Même les pigeons lui parurent plus rapides que d’habitude. Les chiens trottinaient et les cyclistes démontraient des prouesses d’agilité en fonçant à toute vitesse entre les piétons et les voitures. Traobin se frotta les yeux. Il avait l’impression de regarder un film dont la pellicule se déroule trop vite. Siphonie arriva à peine quelques instants après lui.

‒ Excuse-moi, je suis en retard, dit la jeune fille.

Traobin fut pris de court. Il avait préparé une blague sur leur avance mutuelle. Depuis combien de temps était-il assis là ?

‒ J’ai l’impression de devenir fou, confia-t-il une fois qu’elle fut installée.

‒ Hé ben, ça ne te va pas de dormir autant. Tu as l’air tout mou, répondit-elle.

Traobin l’observa, septique. Elle agissait comme si elle avait un train à prendre. Elle déblatérait à un rythme à peine compréhensible. Ses ongles tapotaient la table avec impatience et ses jambes bougeaient nerveusement. Elle, à l’inverse, elle le trouva lent et engourdi. Elle aurait voulu le secouer afin de le réveiller une bonne fois pour toute. La magie de leur premier soir avait totalement disparu. Déçus, ils abrégèrent leur rencontre en proposant malgré tout de se revoir durant le weekend qui suivait.

Sur le chemin du retour, Traobin trainait des pieds au milieu de la cohue de passants. Il se sentait comme un rocher au milieu d’une rivière. Il se faisait dépasser par des personnes très âgées qui se déplaçaient pourtant avec des allures de jeune gens. Il marcha la tête basse jusque sa demeure et quitta cette frénésie avec soulagement. Le volatile de pierre le regarda franchir la porte et un sourire malicieux parut s’imprimer au coin de son bec.


Quelle horrible journée. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir remonter le temps, l’arrêter ou simplement, le ralentir. Il mangea, sans appétit, du pain devenu sec. Entre deux bouchées pâteuses, il repensa à la phrase lue la veille par Siphonie. « Le temps n’a plus de prise sur moi. Cette maison m’aspire… ». Il fonça droit vers le grenier, retrouva le carnet et le lu de bout en bout. Il y avait plusieurs récits sans queue ni tête, sans doute des rêves. Malheureusement, il n’y trouva aucun d’indice. Il passa une bonne partie de la nuit à feuilleter tout ce qui l’entourait. La seule chose qu’il releva d’intéressant était que la plupart des personnes qui avaient pris ces notes dormaient énormément. Il n’osa pas faire de lien direct avec son cas car contrairement à ces quelques ancêtres, il n’était pas dépressif. À l’inverse depuis sa première rencontre avec Siphonie, il s’était résolument tourné vers l’avenir.

Il alla finalement se coucher. En regardant la date sur son téléphone, il découvrit qu’il était resté éveillé pendant plus d’une journée. Il programma ensuite son réveil afin de ne pas sombrer pendant trop longtemps. Celui-ci sonna alors que Traobin était loin d’avoir récupéré. Il se leva avec la sensation de n’avoir fait qu’une sieste. Pourtant, de nombreuses heures étaient passées. « Le temps n’a plus de prise sur moi… » murmura-t-il, désespéré. Malgré sa fatigue, il sortit faire un tour. L’extérieur était pareil que la veille : trop rapide. Il rebroussa chemin. Lorsqu’il fut une nouvelle fois en face de chez lui, il recula sur le trottoir d’en face. Cette bâtisse qu’il avait trouvé si belle avait maintenant quelque chose d’inquiétant. Les briques lui parurent plus ternes et les balcons plus sombres. Les carreaux avaient l’air sales et les châssis étaient poussiéreux. Pour couronner le tout, la cigogne noircissait à cause de la pollution et elle semblait le dévisager d’un regard malfaisant. Le spectacle était lugubre. Il rentra sans demander son reste. Une fois à l’intérieur, il remarqua la crasse. Elle était partout. Alors qu’il n’avait jamais fait grand cas de l’état de propreté, il voulut brusquement que tout soit impeccable. Il s’empara alors d’un chiffon et commença. « Je n’ai plus que ça à faire, si je ne peux plus sortir… », râla-t-il entre ses dents. Il frotta énergiquement chaque recoin de sa bicoque en maudissant son sort. Après un long moment, il se mit au lit en programmant de nouveau son réveil. Peut-être arriverait-il, malgré tout, à voir Siphonie.


Il s’était endormi en priant. Il aurait donné n’importe quoi pour que cette malédiction disparaisse. Ça avait commencer en une nuit, peut-être que ça partirait de la même façon. Il ouvrit les yeux le dimanche matin. Il n’avait pas vu le moindre instant du samedi. En une semaine, il n’avait dormi que trois fois. En colère face à son destin, il entreprit de tout démolir. Il voulut faire tomber les meubles, fracasser les bibelots et arracher les peintures des murs pour les bruler dans la cheminée, mais une main invisible retint ses gestes. Il restait immobile, la rage au ventre, au milieu de ce décors du siècle dernier. Il sentait son âme fondre dans le parquet ainsi que ses envies se figer et s’extirper de lui. « Cette maison m’aspire… » Ses pensées se faisaient lentement remplacées une à une. Il avait voulu sortir, voir Siphonie et s’enfuir avec elle. Pourtant, à la place, il cira le parquet et dépoussiéra les étagères. Fou de rage, il ne pouvait utiliser son énergique que pour faire briller tout ce qui lui passait sous la main. Une force s’emparait de son corps afin qu’il prenne plus soin de l’inerte que de lui-même. Il se transforma en véritable démon du logis. Il tria, rangea, frotta, décapa, cira avec acharnement. Soudain, son téléphone sonna. C’était Siphonie. Elle l’attendait depuis longtemps et elle était sur le point de rentrer chez elle. Traobin s’excusa encore une fois et la supplia de l’attendre un peu plus, il arriverait sans plus tarder. À peine eut-il changé de vêtements et descendu les escaliers que son téléphone sonna à nouveau. Elle avait attendu presque une heure, elle en avait marre. Elle partait. C’était un adieu. Furieux, Traobin fracassa son portable sur le sol. Il hurla son désespoir et voulut s’enfuir de cette maison maudite. Il prit alors ses jambes à son cou et se retrouva dans la rue. La nuit était tombée. Il ne sut où aller. Autour de lui, le vent faisait bouger la végétation comme un jour de tempête, mais il ne percevait qu’une légère brise. Les nuages passaient au-dessus de lui à une vitesse fulgurante et la lune se baladait d’un bout à l’autre du ciel, comme une vielle dame en promenade. Il jeta un coup d’œil sur la statue de cigogne, immobile au milieu de toute cette agitation. Un sourire narquois était imprimé sur son bec et ses petits yeux moqueurs transperçaient le pauvre garçon. Pris d’effrois, il fit demi-tour et couru se réfugier dans sa chambre. Couché sur son lit, il pleura, trembla et pria avec ferveur. Rien n’y fit. Épuisé, il se perdit dans un profond sommeil.


Une fois reposé, il ouvrit les yeux. Il se leva et regarda au dehors. Rien n’avait changé. C’était peut-être même pire. Les piétons traversaient la rue d’un bout à l’autre en quelques secondes seulement. Les pigeons fonçaient comme des balles de fusil et les nuages passaient aussi prestement que des voitures. Dépité, il traina les pieds jusqu’à la cuisine. La poubelle était pleine d’énormes mouches vertes. Le frigo s’épuisait à réfrigérer les petits tas de pouriture qu’était devenus ses repas et tout puait. Dans le salon, la majorité des quelques plantes était morte de soif et ça sentait la poussière. D’ailleurs, elle était de nouveau partout. Il voulut s’emparer de ses chiffons, tel un soldat qui attrape ses armes, mais la faim le tenaillait.

Il tenta d’abord de se faire des pâtes, mais l’eau bouillait en un clin d’œil puis s’évaporait tout aussi vite. Il fouilla ses armoires et trouva deux boites de conserves. Il fit exploser la première en essayant de la réchauffer et mangea la deuxième froide. Pour avaler ces tristes aliments, il se posta à la fenêtre. Ébahi, il contemplait ce monde auquel il n’appartenait plus. Comme un fantôme qui vient de comprendre sa mort, il regardait l’humanité avec autant d’envie que de désespoir…

La nuit tomba en un rien de temps. Son estomac criait toujours famine. Il prit son courage à deux mains et se décida à aller faire des courses. S’il partait en début de nuit, il arriverait probablement à l’heure d’ouverture du magasin. Ces quelques minutes pour lui seraient de longues heures pour les autres. Hélas, le petit matin était déjà presque là alors qu’il venait juste de s’habiller. Il ne changea pas d’idée et marcha au milieu des quidams. La vitesse de la réalité le sidérait. Les gens fonçaient à vive allure, la tête baissée et le regard insaisissable. Tous étaient pris dans une course folle, il y avait plus d’activité que dans n’importe quelle fourmilière. Ça lui donnait le tournis. Brièvement, il força le pas pour en suivre un. Il s’essouffla rapidement, ralentit et se fit bousculer par un autre. Où couraient-ils tous comme ça ?


Sur une place, Traobin s’écarta de la foule et s’assit sur un banc. Le flot continu des passants ne cessait d’augmenter. C’était maintenant l’heure des étudiants. Petits et grands fonçaient droit devant eux, cartable sur le dos et mains dans les poches, avec l’école comme seul objectif. Au milieu d’eux, Traobin reconnu des travailleurs et des employés, pressés de venir à bout de cette journée qui commençait à peine. Ils marchaient avec l’air préoccupé, déjà arasés par la charge de leur travail alors qu’ils n’avaient pas encore atteint leur bureau. En les observant, Traobin se sentit soudain un petit peu chanceux. Il avait échappé à la marche forcée du monde. Il résistait à cet empressement populaire, à ces wagons de soucis et d’obligations tirés à pleine vitesse par les locomotives qu’étaient les Hommes. Ses journées n’étaient plus chronométrées au quart d’heure près. D’ailleurs, le mot « journée » n’avait plus aucun sens pour lui. Il ne restait plus que des périodes de lumière et des périodes d’ombre. Il ne devait plus faire rentrer un certain nombre d’activités dans un certain nombre d’heure, pour ensuite faire de ces heures des jours et des semaines qui se répèteraient à l’infini. En un sens, il était libre.


Cette pensée le soulageait. Il préférait voir le positif de cette situation ubuesque. Le reste était terrible. Autour de lui, il remarquait des personnes qui s’étaient rendue compte de son immobilité. Ils le dévisageaient d’un air inquiet et puis retournait se perdre dans le flot de la foule. Amusé par les réactions qu’il provoquait, Traobin sourit. Ensuite, il soupira et leva les yeux. C’est alors qu’il les aperçut. Les bâtiments. Robustes et immobiles, ils partageaient leur espace-temps avec le jeune homme. Pour la première fois depuis qu’il était dans cette ville, il les scruta. Sur l’un, il vit de vieux carrelages colorés, usés par les vents et la pluie, qui racontaient l’histoire de précédents occupants. Un autre portait fièrement une énorme pierre bleue en façade sur laquelle était écrit l’année de sa construction. Sur un troisième, il remarqua une ancienne enseigne en fer forgée. Le texte n’y apparaissait plus, mais elle avait sans doute indiqué une épicerie ou une mercerie. Ailleurs, les traces d’une énorme fresque qui n’avait pas résistée au temps tentaient désespérément de se faire voir.

De plus en plus de monde s’était rendu compte de son immobilité et un groupe se formait autour de Traobin. Lui, contemplait avec plaisir les centaines de détails qui ornaient les façades du contour de la place. À l’instar des grand-mères, elles racontaient avec précision les histoires de leurs contemporains. Grace aux moulures, peintures, sculptures ou encore, dorures, il se perdait dans ses pensées en imaginant la vie des pauvres ou prestigieuses familles qui avaient vécus derrière toutes ces fenêtres. Mal entretenues pour la plupart, toutes ces vieilles bâtisses se faisaient maintenant voler la vedette par de nombreux dispositifs lumineux et tape à l’œil disposés à leur pied. Elles n’attrapaient plus qu’occasionnellement le regard d’un touriste ou d’un rêveur qui n’avait rien d’autre à faire que de lever le nez.

La foule commençait à encercler Traobin. Des enfants s’approchaient de lui et faisait des grimaces. Des hommes tapaient des mains et criaient des phrases incompréhensibles aux oreilles du jeune homme. Des femmes le fixaient avec angoisse, paralysées par leur impuissance. Au centre de tout ce raffut, Traobin ne bougeait pas d’un poil. Assis confortablement, il se perdait dans sa contemplation, bien trop heureux d’avoir pu quitter l’effervescence bouillonnante de la plèbe. Il n’avait plus faim, ni soif. Il ne ressentait plus rien. Soudain, au coucher du soleil, la foule s’agita. Les enfants pleurèrent et partirent en courant. Les femmes et les hommes hurlèrent et tous les visages étaient remplis de frayeur. En un instant, ils disparurent et laissèrent le garçon seul dans l’ombre de la nuit.

Lorsque la lune eut fait le tour du ciel et que la lumière revint, Traobin décida finalement de se lever. Cette journée avait été, pour lui, comme une courte matinée passée à ne rien faire. Il voulut s’étirer. Ses bras ne bougèrent pas. Sa tête aussi était prisonnière et ses jambes ne répondaient plus. Son corps était devenu lourd, statique et froid. Seul ses yeux pouvaient encore se mouvoir, mais il sentait l’intérieur de sa tête se rafraichir et s’alourdir. Bientôt, elle ne lui appartiendrait plus. Pris de panique, il baissa le regard pour essayer de s’apercevoir. Il ne vit que ces genoux et ses cuisses. Ils étaient en pierre. En un quart de seconde, il comprit les réactions de la foule et son manque d’appétit. Il n’était plus un homme. Il était une statue.


Dans la lueur du petit matin, juste avant que son esprit ne soit devenu une masse glaciale et que ses yeux ne se figent, il aperçut une silhouette. La silhouette le vit aussi. Elle s’approcha. À moitié saoule elle titubait gracieusement avec son sac à la main. Plus elle s’avançait, plus son visage se décomposait. Les joies de la fête s’étaient faites éclipsées en un instant par cette horrible vision. En reconnaissant distinctement l’homme de ses rêves figé à tout jamais sur une place publique, Siphonie s’effondra. Le visage rempli de larmes de celles qui aurait pu être l’amour de sa vie fut la dernière chose que vit Traobin. Il plongea ensuite dans un néant noir et hostile. Dans ce cauchemar, au fin fond de son crâne, il entendit distinctement les claquements du bec de la cigogne. Il sut alors que ce rire de squelette serait sa seule compagnie dans l’inexistence qu’était devenue sa vie.



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Çim Gori
Çim Gori
Apr 05, 2024

ok edgar

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